Dossier, coordonné avec Serge Wolikow
Sciences sociales: archives de la recherche
Genèses, Histoire et sciences sociales, 2006, no 63.
Une réflexion sur les archives de la recherche s’inscrit dans une perspective scientifique, plus exactement elle contribue aux débats actuels sur la scientificité des sciences sociales et dans ce sens-là elle engage leur avenir plus encore que leur passé. Elle n’est en effet nullement réductrice à une démarche conservatoire et patrimoniale. Le recours aux archives apporte des matériaux et un champ d’expérience qui enrichit le débat sur la réflexivité. Dans la mesure où les sciences sociales sont, à la différence des sciences de la nature, des sciences historiques et non pas expérimentales, elles peuvent trouver dans leurs archives, des éléments de discussion sur la validité de leurs démarches et la fiabilité de leurs résultats. Enfin, si la sauvegarde des traces des expériences et des résultats n’est pas en soi un gage de scientificité, les sciences sociales peuvent en tirer les éléments pour de nouvelles enquêtes (revisites, ou études longitudinales) et s’ouvrir ainsi à de nouvelles interprétations sur les sociétés et leur historicité.
Dans ce dossier sur les archives de la recherche, nous ne plaidons pas prioritairement pour une histoire documentée, par ailleurs nécessaire, des sciences sociales, nous souhaitons précisément placer la problématique des archives au cœur de la réflexion sur la scientificité et l’historicité de nos pratiques. Le problème soulevé déjà dans certaines disciplines ou dans certaines institutions de recherche concerne aujourd’hui non seulement l’activité scientifique mais les sociétés dans leurs évolutions. En France cependant, les initiatives et les réflexions sur ces questions sont encore dispersées et ponctuelles. Une synthèse ou un inventaire paraissent encore prématurés. C’est pourquoi, il nous a paru plus intéressant de proposer conjointement des réflexions sur la spécificité des archives des sciences sociales illustrées par des recherches en cours. Les trois premières contributions que nous proposons ici ont fait l’objet d’une première présentation lors d’un colloque sur les «Archives des sociétés en mouvements » organisé autour d’une préoccupation transversale à propos des archives produites hors des cadres classiques, de leur conservation et de leur signification, de leur spécificité .
Comment saisir précisément cette spécificité ? Bertrand Müller la perçoit dans la double historicité des sciences sociales : elles ont pour objet des sociétés historiques et elles sont elles-mêmes des activités humaines. Cette spécificité place l’archive dans une tension entre histoire et connaissance. L’archive n’est donc pas seulement la trace de l’activité de connaissance puisque les sciences sociales produisent des matériaux qui documentent les sociétés à un moment de leur développement. Il faut dès lors interroger la place des archives dans les sociétés et en parallèle la production documentaire en les croisant avec les régimes de pratiques et les régimes d’archives.
Relatant les premiers éléments d’un travail sur des fonds conservés d’enquêtes menées dans le Châtillonais et la région de Montbard à plusieurs moments, Giles Laferté nous invite à une réflexion sur les articulations possibles entre l’archive et la revisite. La diversité des situations d’enquêtes retenues autorise une réflexion sur les conditions d’archivage elles aussi très diverses de la recherche. La compréhension et la documentation des conditions de production de ces matériaux sont essentiels à un possible réemploi qui implique un travail de contextualisation et de classement, rarement effectué. Cette approche dépasse l’histoire des sciences sociales et se prolonge dans une investigation proprement sociologique, ethnologique et historique. Les réflexions sur la conservation et les usages possibles des archives des SHS en France sont encore peu développées, une prise de conscience et une réflexion plus générale semble aujourd’hui prendre le relais des initiatives ponctuelles de ces dernières décennies (à cet égard voir ci-dessous notre «document»). A l’étranger les projets parfois plus avancés de doivent pas non plus être surévalués car les acquis demeurent encore fragiles et partiels et les usages ne semblent ni évidents ni même partagés, comme le montre la contribution de Marie Scot qui s’est préoccupée surtout de présenter aux chercheurs français l’expérience britannique déjà ancienne et encore assez méconnue en France.
Hors ces expérimentations prometteuses, le recours à l’archive dans une perspective historique apparemment plus classique documente aussi directement certaines questions scientifiques. Ainsi l’enquête, classique et souvent revisitée, de Robert Hertz sur le culte de Saint Besse en 1913, qui est aussi une des premières expériences d’enquête directe de terrain longtemps négligée dans sa nouveauté peut être comprise aujourd’hui grâce à la lecture des archives personnelles de son auteur. Nicolas Mariot montre ainsi que le recours à l’archive articulé avec une réflexion sur les pratiques scientifiques s’avère précieux pour éclairer précisément les conditions de production du travail scientifique, sa réception et sa reconnaissance.
Bertrand Müller, Serge Wolikow
Sommaire
Introduction
À la recherche des archives de la recherche. Problèmes de sens et enjeux scientifiques
Bertrand Müller p. 4
Des archives d’enquêtes ethnographiques pour quoi faire ? Les conditions d’une revisite
Gilles Laferté p. 25
Les archives britanniques des sciences sociales. Deux études de cas : UK Data Archive (UKDA) et Qualidata
Marie Scot p. 46
Les archives de saint Besse. Conditions et réception de l’enquête directe dans le milieu durkheimien
Nicolas Mariot p. 66
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