Fukushima, le tremblement de l'histoire

 Fukushima s'annonce comme l'une  des catastrophes majeures de ce début de XXIe siècle et d'ores et déjà supplante Tchernobyl en lui offrant une étrange commémoration 25 ans après. Fukushima cependant n'est pas une simple réplique de Tchernobyl, elle est le produit d'un séisme naturel majeur, un tremblement de terre suivi d'un tsunami d'une ampleur inhabituelle qui a submergé et anéanti les systèmes de sécurité imparfaits d'une centrale nucléaire particulièrement exposée. Pourtant la catastrophe de Fukushima n'est pas encore arrivée, l'explosion du 11 mars n'est que le début d'un processus dont nul ne sait quand il s'interrompra, ni quelle forme il prendra. Après les terres et les eaux, ce sont les aliments qui sont contaminés et chaque jour apporte des éléments nouveaux. Les scientifiques pourtant prévoient depuis longtemps un cataclysme supérieur encore à celui qui a dévasté la région, il est à venir.
Le nuage nucléaire a déjà fait le tour du monde, il ne s'est pas arrêté cette fois-ci sur les frontières du Rhin, mais les médias ont cessé de s'intéresser à Fukushima: tout se passe aujourd'hui comme si la catastrophe était désormais reléguée au Japon, à son lieu de confinement, catastrophe régionale en quelque sorte.
Fukushima ce n'est pas seulement la terre qui a tremblé, c'est aussi l'histoire. Fukushima est en passe de déclasser Auschwitz, Hiroshima et Tchernobyl au terrible palmarès des événements-monstres signifiant le mal absolu. Fukushima  n'écrit pas une nouvelle page de l'histoire, elle en réécrit le sens, la temporalité, l'événementialité. Après et avec Tchernobyl, Fukushima fonde un nouveau régime d'historicité dans lequel le passé n'est pas encore arrivé, le présent est à venir, le futur est déjà écrit. Tout se passe comme si notre champ d'expérience était devant nous inopérant, inerte, pour structurer un horizon d'attente déjà saturé de ce que l'on sait et que l'on ne veut pas reconnaître.

Du catastrophisme, des prophètes et des sceptiques
Le pire, à venir, n'a pas encore de nom, ce qui est advenu est déjà silencieux, occulté, dénié, n'a pas encore été complètement désigné ni nommé. La catastrophe s'inscrit à nouveau sous le signe de l'Apocalypse mais celle-ci quoiqu'on en dise est ici désacralisée, laïcisée, humanisée. La fin n'est plus celle du monde mais celle de l'humanité,  elle n'est plus le signe de la vengeance des Dieux ou la rançon de la folie meurtrière des hommes, elle est désormais civilisée. Dans le désordre atomique, Fukushima et Tchernobyl supplantent désormais Hiroshima et Nagasaki. La menace nucléaire n'est provisoirement plus militaire, mais civile. En se civilisant,  la catastrophe a changé de statut: elle n'est plus naturelle, mais humaine, précisément parce qu'elle est devenue consubstantielle du «processus de (dé)civilisation» dans lequel nous sommes engagés. Serions-nous devenus la «première génération des derniers hommes» (Günther Anders)? Serons-nous capables vraiment d'empêcher la «fin des temps et la rémission du temps de la fin»? Sommes-nous condamnés à n'entendre que les lourds requiem de dérisoires « apocalypticiens prophylactiques» (G. Anders), ou les pathétiques prônes d'illusoires prophètes de la rédemption ?  Quel «bon usage des catastrophes» peut désormais se proposer à nous qui savons trop ce que nous ne voulons pas reconnaître et dont nous voulons si peu apprendre. Suspendus par l'horreur et la terreur de l'explosion atomiques, que pouvons-nous savoir avant d'apprendre des catastrophes? De quel savoir d'ailleurs relèvent les catastrophes? Quel savoir rationnel, cohérent, réflexif est-il encore possible d'élaborer? Avons-nous d'autre paradigme que celui de «l'apocalypse nue sans royaume» (G. Anders) ou celui de la dénégation technophobe pour tenter de penser ce qui est impensable?
La question est usée, mais au cours d'un siècle crépusculaire, asservi désormais à la technique et à l'économie, elle prend une signification nouvelle que lui impose la transformation des rapports inédits entre l'homme, la nature et la technique vassalisés par des impératifs de puissance aussi économiques que militaires.
 Tchernobyl, Fukushima, et tant d'autres déjà: en 1957, complexe nucléaire Mayak aux environs de Tcheliabinsk ; Grande Bretagne, sur le site de Windscale Pile I, près de Seascale ; 1979, la centrale de Three Mile Islands en Pensylvanie. La plupart des pays y compris la France n'ont pas été épargnés par des «accidents nucléaires» plus ou moins graves. La multiplication des «expériences» réelles n'a pourtant nullement infléchi les statistiques théoriques et abstraites des risques. La raison se heurte à la fois à l'(ir)rationalité religieuse et à la mystique économique et technocratique, sommes-nous condamnés à la dévotion?
Raison et faire sont en conflit L'impératif de savoir percute une autre contradiction qui disjoint le savoir prédire et le pouvoir faire: «le savoir prévisionnel reste en deçà du savoir technique qui donne son pouvoir à notre agir» (Hans Jonas). Or dans notre impuissance de savoir, il n'y a pas simplement l'incertitude du risque, il y a notre impuissance à gérer techniquement, mais aussi économiquement, socialement et surtout humainement, ce qui est advenu. Il y a encore notre incapacité à organiser ce qui adviendra et que nous ne connaissons pas mais que nous avons déjà agi. Nous sommes pris dans un étrange paradoxe que la théorie de la précaution ne peut pas résoudre: nous ne croyons pas ce que nous savons, nous ne savons pas ce que nous ne pouvons pas savoir, nous ne savons pas encore, simplement, ce «qui s'est réellement passé».

Une autre histoire
Tchernobyl et Fukushima introduisent un nouveau rapport au déterminisme et à la prévisibilité, bouleversent le rapport à l'histoire et font éclater l'univers de nos représentations. Auschwitz avait symbolisé le «mal absolu», unique et irréductible, incomparable, mais la monstruosité de l'événement n'a pas empêché sa réitération. Fukushima sera-t-elle la répétition «désinvolte, irréfléchie et immotivée» (G. Anders) de Tchernobyl comme le fut Nagasaki de Hiroshima? Ce serait mésestimer le fait que ces catastrophes ont surpris également l'événement dans son unicité, sa singularité et sa temporalité même. Une catastrophe ne demeure pas unique, elle se répète, se duplique, s'enclenche dans d'indéfinies autres catastrophes; elle n'est pas un aléa, ni un accident, ni une contingence: elle est déjà là avant qu'elle n'arrive, elle n'est pas exogène, mais endogène au système technique qui l'a rendue possible et probable. L'accident n'est pas un événement inopiné qui vient du dehors, il est endogène, inhérent à la technique qui la fait naître.
Pour autant, la réplique n'est pas une banalisation, moins encore une normalisation de l'«événement». En se répétant, la catastrophe ne banalise pas ni ne relativise; elle recrée de l'unique, de l'irréductible et de l'absolu en relevant le seuil de l'inacceptable, de l'impossible, de l'improbable. Elle reconfigure l'événement, inaccompli parce qu'inachevé, déjà arrivé et cependant toujours à venir, elle l'inscrit dans un quotidien durablement indéterminé et contaminé; elle lui confère un temps propre instantané, sans réelle durée chronologique, un temps stochastique, susceptible de voir ressurgir l'événement sous d'autres formes. En ce sens, Tchernobyl et Fukushima sont bien des «accidents du temps. (S. Alexievitch) configurant une histoire spectrale scandée par des événements toujours déjà survivants. Le philosophe Alain Brossat évoque le «temps rompu», coupure dans la modernité historique qui, à la fois lie, isole et prolonge les désastres irréductibles de l'«âge des extrêmes». S'il y a bien un avant et un après, il n'y a pas de temps de la post-catastrophe. A la différence des catastrophes naturelles et même du tsunami qui a anéanti la centrale japonaise, la catastrophe ne s'est pas produite à partir de quoi il est possible de reconstruire; elle continue à se déployer dans le présent, elle s'événementialise indéfiniment.
Le sens de l'historicité et la compréhension de l'histoire s'en trouvent altérés. Le passé ne peut plus être ce champ d'expériences à partir duquel nous construisions nos horizons d'attente. La chaîne historique de l'expérience humaine est cassée en deux. Le présent n'est plus un moment c'est l'instant, une séquence sans temporalité. Le futur est déjà du passé, et le passé un futur que l'on ne connaît pas. La flèche s'est inversée qui, depuis les Lumières, portait nos espérances et nos utopies, désormais négatives. Nos attentes sont durablement contaminées et notre avenir colonisé par les cancers, les mutations biologiques, les pathologies cardiaques et musculaires, l'effondrement de la fertilité, les mutations génétiques et neurologiques, les modifications hématologiques. Tant d'autres transformations, déjà observées et pourtant déniées. Si tragiques que soient ces perspectives, l'avenir qui se joue là n'est pas seulement technique, ou médical, la catastrophe ne se laisse pas «naturaliser», elle demeure humaine.
 Ici, pour les victimes et les futurs victimes, le temps désormais est celui de la «supplication», l'avenir réduit à la dénégation, à la résignation ou au désespoir. C'est une autre histoire humaine qui se survit, nouvelle condition humaine, posthistoire d'une (in)humanité qu'expérimentent dans les zones contaminées des millions de survivants. La vie humaine, animale ou végétale y est en sursis et en mutation. A Tchernobyl déjà, dans la zone interdite et sur le site, s'invente un nouvel état de nature: une technonature, forme mutante de nature humanisée/déshumanisée. Invisibles, impalpables, les radionucléides relookent  les paysages en «peau de léopard», réduisant les cartes géographiques à des fictions. La désertion de l'homme désorganise des écosystèmes trop humanisés: les troupeaux de chevaux hantent les steppes irradiées de Tchernobyl; les énormes troupeaux de vaches et les meutes de chiens errent parmi les décombres radioactifs du tsunami. Paradoxe encore, déjà vérifié à Tchernobyl: la catastrophe, c'est «un arbre qui pousse» – métaphore et réalité – et des villages intacts et abandonnés, des lieux de vie animés et désertés, qui sont progressivement réinvestis par une population saisie dans une contradiction insoluble entre le risque, la résignation et une légitime mais  illusoire aspiration à la «vie normale». Que sera cette nouvelle «(a)normalité»? Quelle vie biologique engendrera la contamination radioactive? quelle occupation de l'espace contaminé? Les systèmes de représentation de l'espace et du temps des «samosiols» qui sont revenus habiter les zones interdites, ont été profondément bouleversés. La radiation omniprésente, pourtant indécelable, invisible, inodore et insipide, contrarie toute représentation objective. Elle ne peut être que symbolisée ou signifiée.

Regarder le noir soleil. La crise des représentations
Fukushima comme Tchernobyl ne se laissent pas regarder directement, les premiers témoins n'ont pas survécu; leurs corps sont devenus des objets irradiés, ensevelis dans d'étranges sépultures bardées de plomb et recouvertes d'épaisses couches de béton. Ceux qui ont survécu sont des morts en sursis ou des corps en mutation. Difficilement perceptibles, les radionucléides sont des traces irradiantes que nous ne savons ni traiter ni archiver ;  les preuves de l'accident ont fusionné au cœur du réacteur enfoui dans un sarcophage pesant et fragile et sont désormais définitivement inaccessibles. Les liquidateurs, comme on les appelle, seront-ils les sonderkommando d'Auschwitz ? Fukushima et Tchernobyl seront-elles aussi des événements sans témoin et sans archive, sans histoire, objets d'une histoire déniée, négationniste?
Le déni, la censure, le secret ont été ici comme jadis et ailleurs le premier mouvement et les premières versions négationnistes d'une histoire encore non écrite.  Minimiser, occulter, taire, formatent les discours de l'impuissance officielle, trament une dérisoire narration de l'impensable survenu. «Tchernobyl est devenu une métaphore, un symbole » relevait S. Alexiévitch. « Il s'est produit un événement pour lequel nous n'avons ni système de représentation, ni analogies, ni expérience. Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles, ni même notre vocabulaire. (S. Alexiévitch, La supplication, p. 30 et 31)
Manquent les mots pour nommer, pas de nom commun pour désigner la catastrophe, pas d'héméronyme pour fixer une date, mais des toponymes pour polariser, concentrer, contenir et circonscrire un phénomène pourtant proliférant et mondialisé: Tchernobyl, Fukushima. Un registre lexical qui emprunte au sacré: le sarcophage qui n'enferme pas le corps radioactif qui le ronge. Des mots flous: la zone, indéfinissable, le nuage, invisible. D'autres mots terribles et dérisoires pour désigner les «liquidateurs», «prophètes kafkaiens» qui se sont engagés à hauts risques dans les premières interventions, véritables anti-héros de la post-histoire. A défaut de nommer l'événement, les acteurs et les victimes, de nommer les survivants, les déracinés in situ, les samosiols revenus squatter illégalement la zone interdite, on compte et on mesure: le nombre de morts, les conséquences économiques, le taux de sieverts, la dispersion de l'épidémie radioactive. Le chiffre et la mesure objectivent mais paradoxalement escamotent une réalité incommensurable. Comment compter et quoi compter? Les déjà morts, les morts en sursis, les morts à venir? Quand compter? Les chiffres échappent difficilement à la manipulation. Combien sont-ils, 30 000-40 000 morts, beaucoup plus, qui ne peuvent être nommés et qui sont ainsi autant de victimes d'un «crime éthique». Jusqu'à quand compter dès lors que les effets stochastiques des radionucléides, déjà observés à Tchernobyl, échappent à toute régularité statistique? Le chiffre et la mesure produisent une nouvelle fiction qui conjure le témoignage de l'insupportable douleur et souffrance humaine.
A la différence des destructions guerrières, les ruines ne seront pas reconstruites, les vestiges intacts mais contaminés sont ou seront progressivement détruits. A Tchernobyl, les noms des villages détruits sont effacés des cartes. Avec la disparition des traces, c'est aussi la mémoire ancienne des lieux et des habitants qui est gommée. Parce que Fukushima et Tchernobyl appartiennent encore au futur, l'élaboration d'une mémoire collective fixant l'événement et sa transmission demeure problématique, et paradoxale. Les témoignages poignants réunis par  S. Alexiévtich racontent une «chronique du futur», fragments bouleversants d'une mémoire de l'avenir, d'une mémoire du «futur intérieur» selon la belle expression de Bruno Boussagol.

Société technique, domination néo-libérale
Le développement considérable et très accéléré de la technique et de l'information sont une des dimensions majeures de notre postmodernité mais aussi une des dimensions de la crise des représentations. L'accélération du développement technique n'est plus adéquate à l'évolution des représentations. Les changements techniques qui affecte non seulement les manières de fabriquer mais aussi de communiquer défient la capacité des adaptations et des apprentissages humains à les comprendre et les contrôler. La technique notait déjà Heisenberg est devenue un processus biologique qui par sa nature se trouve soustrait au contrôle de l'homme. Le siècle des Lumières avait forgé la notion de progrès sur l'émancipation de l'homme et la désacralisation de la nature, inaugurant une ère nouvelle pour une humanité livrée à son destin et pour la nature par lui exploitée et soumise à son insatiable appétit mais pour son mieux-être.
N Les catastrophes modernes témoignent de nouvelles médiations entre l'homme et la nature que sont notamment la technique et l'information. La technique pourrait ouvrir une nouvelle étape de l'évolution darwinienne dans laquelle l'homme conserve, selon certains historiens des techniques (Lebeau), une place privilégiée mais aussi subordonnée et désormais menacée par un conflit global qui s'annonce entre l'évolution de la technique et la survie de l'humanité. L'incapacité de l'homme à surmonter techniquement la crise des effets écologiques de l'exploitation industrielle et de ses accidents inhérents semblent corroborer l'hypothèse.

Mais il ne faut s'y tromper, le monde nouveau qui s'élabore ne s'inscrira pas dans les aléas technologiques, car ni Fukushima ni Tchernobyl ne sont des catastrophes naturelles ou des accidents technologique. Ce sont les manifestations pour l'instant les plus extrêmes d'une réalité économique, politique, sociale et idéologique d'un monde post-moderne, peut-être post-historique, que dessinent les impératifs d'une volonté de puissance qui a fait du risque et de la catastrophe son vademecum, un monde où la catastrophe devient une sorte de propédeutique à une nouvelle aliénation humaine, et surtout à la mise en place de nouvelles formes de dominations, à l'élaboration de nouveaux dispositifs gestionnaires et experts. Dans ce monde, Fukushima et Tchernobyl sont des catastrophes politiques qui contiennent déjà les germes d'un nouvel ordre socio-politique fondé sur l'incertitude programmée et la responsabilité diluée dont la prolifération des «crises financières» constitue le paradigme. Un monde ou le risque est partagé par le plus grand nombre, la responsabilité assumée par personne. Ce n'est pas la technique ou la science qui sont devenues dangereuses ou risquées, ni la fin de l'homme ou le monde de la fin qui se profile, mais le risque et la menace de la fin qui contaminent et organisent l'idéologie nihiliste des nouvelles formes de domination. Pour y résister, la métaphysique et l'éthique n'y suffiront peut-être pas, pas plus d'ailleurs que les indignations technophobes, car les solutions seront bien politiques et techniques. Mais aussi démocratiques: s'il s'agit bien de la survie du monde pour tous et non pas de sa domination par quelques uns, il nous faudra inventer de nouvelles façons de connaître et d'agir ensemble, tenter d’ouvrir à nouveau l’avenir pour l’histoire.

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