Vraie histoire, histoire vraie*
Peut-on réduire le point de vue de l’historien à l’expression de ses a priori, je veux dire peut-on accepter l’idée que l’historien lorsqu’il fait de l’histoire, à défaut de faire l’histoire, écrit selon ses préjugés, son opinion personnelle en quelque sorte ? L’historien n’écrirait que son histoire, vraie de son point de vue, et il n’y aurait pas de vraie histoire, mais seulement une multiplicité d’opinions plus ou moins équivalentes.
Cette idée est sans doute généreuse puisqu’elle semble faire la part belle à la pluralité des interprétations, à la subjectivité de l’historien ; elle me paraît cependant ingénue et périlleuse en particulier sur le plan pédagogique. Elle confond a priori et interprétation, oblitère les exigences et les compétences qui fondent le travail de l’historien qui lui permettent précisément de dépasser ses propres préjugés. Plus gravement, elle dévalorise l’ambition de vérité qui sous-tend la connaissance historique.
Faire crédit, sans nécessairement le vouloir, à un tel relativisme, c’est aussi laisser la porte ouverte à des «interprétations» qui, rarement, s’embarrassent de réflexions «herméneutiques» ou de scrupules éthiques pour instiller ici et là, notamment dans les médias ou à l’école, tous les négationnismes pervers et les créationnismes délirants. Que ces idéologies frelatées cherchent par tous les moyens à se faire reconnaître comme des «interprétations scientifiques» parmi d’autres doit nous inciter à rester vigilants et clairvoyants sur notre responsabilité d’historien.
Il est de bon ton aujourd’hui de faire l’impasse sur la question de la vérité historique en réfutant mollement un objectivisme dépassé, imparfait ou illusoire. En réaction à ce désenchantement, il convient de rappeler que la recherche de vérité, aussi problématique soit-elle, doit demeurer un impératif de l’historien, comme elle doit rester aussi une exigence de tout lecteur de livre d’histoire.
Pas plus que la réalité, la vérité historique n’est donnée ; elle se construit le long d’une chaîne d’enquêtes, de propositions, de débats et parfois de controverses. Toute interprétation qui se veut «historienne» n’est recevable et reconnue comme telle qu’au terme de processus critiques de discussions et de validations.
L’histoire se résume-t-elle à un récit vrai des événements, comme on aime à le répéter ? C’est une vision trop simple : l’historien, pour construire ses interprétations, traque d’abord les falsifications et les interprétations fallacieuses, dévoile les préjugés de l’époque qui sont aussi les siens et leur oppose des éléments de connaissance critique, éprouvée, vérifiée du passé qui font sens pour ses contemporains.
La connaissance historique n’est pas une simple collection de faits et d’événements ; elle prend sa signification dans l’interaction que l’historien met en évidence entre le présent dans lequel il vit et le passé dont il a fait son objet d’étude, aux fins de le rendre intelligible pour chaque génération.
La Suisse est un pays d’histoire, moins parce que son passé est ancien, la Suisse moderne n’a pas 200 ans, mais ce n’est ni le sol ou la culture qui en ont forgé les contours, mais l’histoire, une histoire complexe et longue marquée par des conflits internes et externes. Une telle proposition permet de comprendre pourquoi la Suisse entretient avec son passé une relation si paradoxale qui peine à se débarrasser des «récits mythologiques». Réécrits après chaque nouveau conflit, ces récits ne sont ni plus ni moins «vrais» mais plus ou moins acceptés, plus ou moins utiles à la construction d’une identité et d’une mémoire nationale. Il en fut ainsi après 1848, il en fut encore ainsi après le Kulturkampf, puis après la Première Guerre mondiale et enfin et surtout après la Deuxième Guerre mondiale à propos de laquelle les historiens avaient déjà repris de nombreuses légendes réfutant également les «récits officiels» largement diffusés dans les milieux scolaires et dans les medias. Cette interprétation-là de l’histoire suisse est peut-être personnelle, elle n’est pas pour autant l’expression d’a priori ou de préjugés, car elle se nourrit des résultats de recherches accumulées, discutées, critiquées. En retour, c’est sur ces mêmes recherches ou d’autres qu’elle pourra être reprise, selon des perspectives différentes.
Pierre Vidal Naquet, qui vient de mourir, a été un très grand historien de la Grèce ancienne, il fut aussi un historien engagé dans les causes de sa génération : sa lutte contre la torture en Algérie, son combat contre le négationnisme et tant d’autres encore, il ne les a pas menés avec ses préjugés mais avec ses convictions et surtout les armes intellectuelles de son métier d’historien .
Sans doute les historiens asservis aux régimes totalitaires ne sont-ils que rarement les gardiens d’une liberté critique et des garants de vérité historique. Dans les pays démocratiques cependant, en particulier en ces temps de régressions démocratiques, les manipulations du passé, officielles ou non, ne sont pas rares non plus. L’histoire fait aujourd’hui l’objet d’appropriations médiatiques et judiciaires nombreuses et souvent problématiques. Que l’on songe aux lois sur les génocides, à la judiciarisation de l’histoire coloniale, aux revendications mémorielles, qui n’épargnent pas la Suisse. La médiatisation de l’histoire, l’apparition de nouvelles formes de transmission, les journaux, l’audiovisuel, Internet, ont également changé la relation traditionnelle entre l’histoire et ses lecteurs. De même qu’a changé le rôle socialisateur et civique de l’histoire transmise par l’école.
Malgré les retentissements des travaux de la Commission Bergier, l’histoire des historiens trouve encore difficilement son chemin pour accéder à un plus large public qui semble lui préférer des versions «plus sexy» proposées par des éditeurs et des auteurs dont l’histoire paraît une passion sans être nécessairement une profession. Assurément les historiens professionnels ont à faire un effort de «communication» et peut-être de «séduction» pour rendre leurs travaux plus accessibles, encore faut-il leur laisser une place dans un espace désormais saturé par les medias et les «vulgarisateurs» plus ou moins habiles.
Sans doute doit-on se réjouir que l’histoire suisse fasse enfin l’objet d’un débat public, débat promis pourtant à l’issue des travaux de la Commission Bergier, oblitéré en fait et largement accaparé par la droite néo-conservatrice. Que cette même droite tente d’interdire un manuel d’histoire dans le canton de Zurich parce qu’il vulgarise une connaissance scientifique qui ne correspond pas à ses a priori révisionnistes ne doit pas nous laisser indifférents.
Le risque aujourd’hui, c’est aussi une dévaluation générale du passé qui tend à mettre sur un même plan toutes les interprétations pourvu qu’elles soient attrayantes et qu’elles nous distraient des révisionnismes, des irrationalismes, et de tous les intégrismes néoconservateurs, idéologiques ou religieux. Telle histoire suisse pour les «nuls» ou telle autre version mise en image, ou encore tel autre survol «sexy» de notre passé demeurent a priori au-dessus de tout soupçon idéologique, toutefois ils ne nous préservent pas d’un autre risque. En nous proposant des «zapping» plus ou moins plaisant dans notre passé, ces interprétations ne nous affranchissent ni nous arment intellectuellement contre des opérations de manipulation.
Il est urgent que les historiens réagissent, n’abandonnent pas l’espace public aux conteurs ou aux falsificateurs, fassent entendre leur voix simplement et clairement pour faire valoir la marche lente, incertaine mais rigoureuse et maîtrisée de la recherche historique.
Bertrand Müller, ancien rédacteur de la Revue suisse d’histoire, enseigne aux Universités de Genève et Neuchâtel.
* Ces lignes sont une réaction à une lettre de lecteur parue dans Le Courrier, à propos de l’article de Charles Heimberg, sur l’Histoire suisse pour les nuls.
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