Archives et temps présent

Bertrand Müller

Communication présentée au colloque Temps présent et contemporanéité, Paris, 24-26 mars 2011

Archives et temps présent : considérations inactuelles

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament

René Char, Feuillets d’Hypnos

Nous vivons une crise de l'historicisme, le présentisme qui est le nôtre, qui est pour suivre les propos de François Hartog notre «régime d'historicité», nous contraint de regarder autrement le contemporain. Souvent nous continuons à le penser de manière historiciste. Nous nous contentons de montrer comment les choses se sont passées alors que le projet d'une histoire du temps présent pourrait être une histoire des choses qui adviennent à l'histoire dans le présent ou telles quelles adviennent dans le présent.

Pour commencer et situer mon propos, voici deux citations, la première je l'emprunte à Giorgio Agamben. Dans le très beau chapitre de son livre Que reste-t-il d'Auschwitz?, Agamben interroge la relation du témoignage et de l'archive, dans une situation évidemment extrême qui est celle de l'Holocauste qui a été, vous le savez, non seulement extermination des corps et des témoins, mais aussi anéantissement complet des traces et de l'archive. Agamben écrit ceci dans le très beau chapitre où il traite de la relation entre l'archive et le témoignage :

« Le témoignage ne garantit pas la vérité factuelle de l'énoncé conservé dans l'archive, mais son inarchivabilité, son extériorité par rapport à l'archive, donc le fait qu'il échappe nécessairement - en tant qu'existence d'une langue - à la mémoire comme à l'oubli.»

A cette analyse de la situation extrême du témoin confronté à l'impossibilité de dire, et à l'historien confronté lui à l'anéantissement des archives, je voudrais de manière abrupte coller une autre citation évoquant une situation très différente. 

Je l'emprunte à un informaticien américain, Gordon Bell, qui travaille depuis une dizaine d'année à la réalisation d'un programme qu'il intitule Total Recall. Son ambition n'est peut-être pas si éloignée du propos du film éponyme de Paul Verhoeven qu'il ne cite pas. Elle vise à enregistrer la totalité des événements d'une vie et de les rendre accessible à tout moment par un «simple clic».

La citation un peu longue est la suivante:

« Selon moi, [c'est l'auteur qui parle évidemment], l'évolution de l'immortalité numérique passera par quatre étapes. La première consiste à numériser l'héritage de chacun; la deuxième, à compléter nos é-mémoires par de nouvelles sources numériques; la troisième sera d'atteindre l'immortalité «à double sens» – la capacité d'interagir avec un avatar qui répondra comme son  modèle le ferait; enfin, la quatrième étape sera la mise au point d'un avatar qui apprenne et évolue avec le temps, comme nous l'aurions fait de notre vivant.» J'ai été soulagé tout de même du commentaire de G. Bell qui pense que «cette dernière étape est plus fantaisiste.» (p. 198)

Je vais donc tenter un grand écart un peu périlleux pour thématiser mon propos sur l'archive et le temps présent, non pas le temps présent de manière générale mais d'abord le temps présent qui est le nôtre, qui s’inscrit de manières multiples depuis près d’un siècle sous le signe des catastrophes.

Mon propos ne sera pas méthodologique : j'écarte donc d'emblée les questions concernant les sources de l'histoire du temps présent. L'archive ne se confond d’ailleurs pas avec la source.

Mon propos sera partiellement inactuel : je ne vais pas réinvestir les questions qui ont marqué ces dernières années les débats sur les archives du temps présent, ni m'intéresser de près à la «crise actuelle des archives» et des archives mobilisées contre le programme idéologique d'une Maison de l'histoire.

Je cherche, en me plaçant dans des positions limites, à faire ressortir des éléments problématiques, ma perspective n'est pas empirique ni fondée sur des archives, elle est conceptuelle et fonctionnelle: c'est le concept et la fonction de l'archive que je souhaite atteindre. Peut-être serait-il plus prudent de parler ici au pluriel : les concepts et les fonctions. Le singulier induirait une idée, qui n'est pas mienne, d'un concept stabilisé, alors qu'il est complètement éclaté, et d'un processus sinon arrêté du moins régulé et contrôlé, alors que les bouleversements du numérique sont encore à venir.

Deux prémisses

Je voudrais fixer encore deux prémisses à mon intervention. La première pour situer le lieu d'où je parle qui est en quelque sorte préhistorique si je m'en réfère aux propos de Paul Ricoeur lorsqu'il définit dans La mémoire, l'histoire et l'oubli, l'archive comme le stade de l'entrée en écriture de l'histoire.

« Le moment de l'archive, c'est le moment de l'entrée en écriture de l'opération historiographique. […] L'archive est écriture; elles est lue, consultée. Aux archives l'historien de métier est un lecteur» (p. 209 édition poche)

Si je vais tenter de me tenir à ce point de la possible articulation entre archive et histoire, ce n'est pas ce lecteur que je vais interroger prioritairement.

Cela m'amène à ma deuxième prémisse. Nous devons tenter aujourd'hui de repenser la question de l'archive du temps présent par rapport au régime d'historicité qui est le nôtre, c'est-à-dire celui du présentisme comme l'a mis en évidence François Hartog.

Il se pourrait alors que la tâche de l’historien ne réside pas du côté du devoir de mémoire, mais d’un impératif d’archive. Il se pourrait dès lors que le travail de l’historien du temps présent soit en fait un travail d’archéologue.

Ces deux prémisses je crois nous invitent à déconstruire dans un premier temps le lien si fortement ancré entre histoire et archive. Ce lien il faut simplement en rappeler l'origine et la consolidation qui se fondent dans l’émergence de l'institution de l'histoire comme science et comme récit de l’aventure nationale, cette histoire, récit contrôlé de la mémoire nationale, s'est construite notamment sur des archives elles-mêmes historisées. Ce couplage s'est introduit dans la rupture révolutionnaire qui a ouvert une histoire nouvelle fondée sur une archive dont le sens est comme l'a bien pressenti Michelet une histoire pour l'avenir.

Archive et histoire

Histoire contemporaine, temps présent

C'est peu dire que ce lien depuis une trentaine d'années, est devenu problématique et que l'un des symptômes en a été précisément l'émergence de la notion d'histoire du temps présent qui s'est différenciée de l'histoire contemporaine. Celle-ci s'est construite dans une relation particulière aux archives. Une théorie archivistique - la théorie des trois âges - a fini d'ailleurs par en induire de facto une définition. En introduisant des délais de consultation fondés sur des critères temporels plus ou moins arbitraires conjuguant valeur «administrative» et valeur historique de l'archive.

L'archive historique est le résultat d'un processus qui épuise le document de sa durée administrative. Le contemporain de l'archive, de la mise en archive, processus qui prend également du temps, se détache dès lors du contemporain de l'histoire qui doit glaner ailleurs ses nourritures propres.

C’est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que se délite la relation longue de l’archive et de l’histoire nationale, lorsque, saisies par l’irruption de nouvelles masses documentaires et  de nouvelles demandes, les archives rompent avec la doctrine  traditionnelle qui les confinaient au domaine de l’administration publique. Elles s’ouvrent alors à l’enregistrement de fonds privés et en particulier des archives industrielles.

Ce moment a marqué une rupture importante dans le concept même des archives : puisqu’il marquait la fin de l’identification de la mémoire et de l’histoire de la nation à la mémoire et à l’histoire de l’Etat.  Pourtant, la rupture sera lente et ambiguë.

La loi de 1979 paraît la confirmer mais elle place surtout les archives devant un défi qui deviendra rapidement insurmontable : comment gérer les archives proliférantes de la nation en évitant dans le même temps l’éclatement du lieu, la dissolution du concept et le dérèglement des fonctions.

C’est aussi une rupture avec leur fonction traditionnelle, ou plutôt une effectuation : les archives réalisaient enfin une des fonctions fixées par la Révolution : archives de la nation (ou de la société) et non plus simplement de l’Etat, c’est-à-dire archives de et pour la nation, qui se concrétise notamment par l’ouverture – assez tardive tout de même – du Caran inauguré en 1988. Les archives étaient accessibles à un plus grand nombre puisque le Caran offraient des places nombreuses et des moyens modernes de communication des documents.

Ce mouvement a correspondu également à un nouveau moment, à une mutation profonde dans les archives, ouvrant une nouvelle fissure isolant les archives anciennes des archives contemporaines constamment fragilisées par l’inflation incessante de la production documentaire et de la diversification des supports matériels, confrontées ainsi à la multiplication des lieux de conservation  et à la délocalisation des archives nationales.

De l’histoire aux histoires, des archives à l’archive

On pourrait fixer encore autrement la relation problématique et paradoxale de l'archive et de l'histoire. L'historien allemand R. Koselleck avait repéré l'invention de l'histoire comme singulier collectif dans les tourmentes du moment révolutionnaire. Ce moment manifestait le basculement des sociétés occidentales dans un nouveau régime d'historicité, désigné précisément par l'élaboration au singulier d'une discipline et l'institutionnalisation des archives, ce pluriel désignant à la foi le lieu et le contenu.

Or la langue témoigne aujourd'hui encore à sa manière: Les années soixante-dix ont été marquées par une pluralisation de l'histoire ou un éclatement, crise toujours refoulée, qui a remis à jour le  pluriel, — non plus l’histoire mais les histoires, comme l’incarne une célébrissime collection.

Pendant ce temps, les archives à leur tour suivaient un chemin inverse et se singularisaient: Singulières archives, pour reprendre une formule judicieuse d'Etienne Annheim. L'archive l'emporte sur les archives. Autre symptôme ici encore d'une crise de la notion autant que de l'institution.

Il y a bien évidemment des spécificités aux crises de l'histoire, je parle ici de la discipline, et aux  crises des archives, je songe ici à l'institution, mais il y a aussi des points communs. En particulier, se dessine un horizon sur lequel se défait un lien qui a deux siècles, qui se défait alors que nous sommes pris dans un régime d’historicité présentiste. L’un des signes les plus forts est manifesté par le fait que l’archiviste aujourd'hui a changé ou change de métier. A l'ère de la «grande conversion numérique» (Milad Doueilhi), il est devenu, il devient un spécialiste de la gestion numérique de l'information. Ou encore pour paraphraser et contredire E. Le Roy Ladurie, c’est moins l’historien que l’archiviste qui est devenu programmeur. Ce changement témoigne d'une révolution de très grande ampleur, sans doute aussi importante que celle de l'imprimerie, mais plus profonde, plus rapide, plus dense, qui redéfinit un nouveau régime documentaire qui est à la fois numérique et surtout multimedia.

Je n'ai pas le temps de revenir sur les éléments de ces crises mais c'est bien l'hypothèse d'une séparation entre archives et histoire qu'il faut développer pour questionner aujourd'hui le rapport entre le temps présent et l'archive. En France, la force du lieu de formation des archivistes – l’Ecole des chartes – pèse sans doute plus lourd qu’ailleurs dans le maintien du lien entre histoire et archive. Mais il y a d’autres raisons que j’évoquerai dans le fil de mon intervention.

Le singulier de l’archive

Surgit ainsi une première interrogation que je vais développer : la mise au singulier de l’archive, processus récent qui s’est manifesté en partie hors de l’historiographie. Il s’agit d’un mouvement paradoxal car la singularisation de l’archive s’est manifestée de deux  manières : le singulier a occulté la prolifération continue de l’archive. D’autre part, la contraction du terme a oblitéré la délocalisation des archives, ou plus précisément leur exemption du lieu, et la multiplication des sites. L’archive est devenue un concept sans lieu. Sans lieu, l’archive est pourtant devenue foisonnante et surabondante.

Jacques Derrida dans un livre trop peu lu par les historiens, s’interrogeait sur le trouble de l’archive :

«Nous sommes en mal d’archive.», écrivait-il. Et ce mal, cette fièvre de l’archive s’est traduit par une sorte de «désir compulsif» : « n’avoir de cesse, interminablement de chercher l’archive là où elle se dérobe».

La mise en singulier  des archives n’a pas été un déplacement sémantique anodin. On doit se déplacement à Michel Foucault qui l’avait formulé dans L’archéologie du savoir.  L’archive au singulier – se différenciait à la fois de la «somme de tous les textes» conservés ainsi que «des institutions qui, dans une société donnée, permettent d’enregistrer et de conserver les discours dont on veut garder la mémoire et maintenir la libre disposition.» 

En extirpant ainsi l’archive des lieux et de la matérialité de leur contenu, en les dissociant de l’ensemble  des pratiques qui les avaient constituées comme telles, Foucault élargissait considérablement la notion pour définir l’archive comme «le système général de la formation et de la transformation des énoncés». L’archive, matériau de l’archéologie du savoir qu’il cherche à décrire, désigne «l’existence accumulée des discours», Le discours contient ainsi sa propre archive, qui se trouve définie par

les limites et la forme de la «dicibilité» (c’est-à-dire de quoi est-il possible de parler ?) et par

les limites et les formes de la conservation (c’est-à-dire quels sont les énoncés susceptibles de se maintenir?)

En ouvrant ainsi l’archive à «l’ensemble des discours effectivement prononcés», Foucault formulait d’autres usages possibles de l’archive, surtout d’autres interrogations à partir de l’archive elle-même, d’autres lectures de l’archive, l’archive peut ainsi se concevoir comme « un ensemble qui continue à fonctionner, à se transformer à travers l’histoire, à donner la possibilité d’apparaître à d’autres discours».

Foucault renvoyait également l’archive à l’une de ses fonctions première : l’archive comme arché, comme origine. Ce que J. Derrida formulait ainsi : l’archive comme assouvissement d’un «désir irrépressible de retour à l’origine, un mal du pays, une nostalgie du retour au lieu le plus archaïque du commencement absolu.»

Il faudrait en historien explorer plus ces questionnements philosophiques qui s’efforcent de saisir l’archive à son point ou son commencement ultime, à son croisement entre langue, discours et témoignage.

C’est bien le sens de l’inquiétude de G. Agamben lorsqu’il évoque l’inarchivabilité du témoignage, son extériorité à l’archive, à la mémoire et à l’oubli. La question de la destruction de l’archive, de son anéantissement est posée ici dans l’une de ses manifestations extrêmes : anéantir les corps, les témoignages, effacer les traces.

Elle est cependant  consubstantielle à l’archive tendue entre l’impératif de conservation qui est impératif de contrôle et de pouvoir – c’est notamment mais pas uniquement le cas des archives judiciaires — et un «mouvement infini de destruction radicale» (Derrida) qui menace enpermance l’archive.

Submergés par l’archive, nous sommes hantés par la perte de quelques documents, alors même que des destructions massives de toute nature frappent les archives. Notre présent nous invite à repenser l’archive sous cet angle de la catastrophe et de la destruction.

J’en retiens pour  ma part deux expressions.

D’une part, par le vide, celle de la destruction matérielle et symbolique volontaire, comme ce fut le cas de l’holocauste et de la plupart des génocides.

D’autre part, par le trop plein, la destruction de l’archive par son déferlement et en particulier son déferlement numérique. Notre présent produit des masses considérables de documents et de données vouées à une conservation aléatoire et éphémère. L’archive est devenue non seulement fragile et éphémère mais aussi ineffable.

Les expériences collectives du XXe siècle sont définitivement marquées par «la fabrication industrielle de cadavres» (Heidegger). Il est inutile et vain ici de reprendre la litanie des horreurs et des catastrophes, mais elles ne sont plus des «exceptions» ou pour le dire comme W. Benjamin nous devons considérer que l’« état d’exception» dans lequel nous vivons est désormais la règle.

Cette histoire-là  qui «surgit à l’instant du danger» (Benjmain), ne s’écrit pas à partir des archives, détruites, ou des traces annihilées,  mais à partir des charniers, des ruines, des résidus, des lambeaux, des déchets, des montages de débris entrelacés de corps brisés.

L’historien se fait désormais archéologue. Auschwitz est devenu un chantier de fouilles archéologiques ; ailleurs ce sont les corps que l’on exhume des charniers, les archives détruites en surface sont enfouies dans le sol ou gisent dans les décombres qui le jonchent.

La destruction de l’archive et l’aliénation du témoignage imposent un nouvel impératif qui n’est pas mémoriel mais archivistique, il se manifeste hors des archives desquelles ont été retirées les preuves des machines à tuer. La fouille et la collecte sont devenues  des instruments pour tenter de recoudre le tissu déchiré de l’histoire. Partout s’érigent des mémoriaux, des musées, qui sont aussi l’une des formes modernes des archives, archives incomplètes, fragmentées, percées, discontinues, mais archives de notre temps et pas seulement archives de l’administration.

Cet impératif s’inscrit d’ailleurs dans l’histoire du temps présent. En Afrique du Sud et ailleurs se multiplient les entreprises de (re)construction de l’archive : la collecte des témoignages des bourreaux et des victimes sont autant d’actes d’expiation et de réconciliations attendues que des opérations de mise en archive.

C’est peu dire que ces opérations redéfinissent en profondeur le concept et la fonction de l’archive. L’archive ainsi élaborée se placerait au plus près possible du point lui permettant «de s’emparer du souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger» (W. Benjamin).

Ce n’est pas par hasard que la littérature, la fiction, les arts se sont emparés précisément de ces questions, de cette quête archéologique du présent.

Ce programme historiographique nous est proposé notamment par un archéologue, Laurent Olivier qui dans un livre magnifique écrit ceci : « le passé ne signifie plus rien ; il ne porte plus le présent. Ce qui reste du passé, dans ce présent qui est le nôtre, ce sont des ruines et des vestiges, des débris qu’on distingue mal des ordures. Notre temps, le temps de l’histoire, c’est désormais ici et maintenant ; autrement dit le présent : le lieu fondamental de l’archéologie.» (p. 130)

Dès lors le moment de la mise en archive, n’est peut-être pas l’entrée dans l’opération historiographique mais il en est un point d’accomplissement : construire l’archive serait une des modalités de notre rapport à l’histoire et à son présent, une modalité présentiste et non plus historiciste de l’archive.

Les lieux de l’archive : leur expansion dans l’univers numérique

L’archive au singulier, c’est aussi l’archive sans lieu, ou du moins l’archive transportée hors de ses lieux traditionnels : on décline toujours l’archive au pluriel lorsque l’on évoque les archives nationales, départementales, etc… Mais le hors lieu de l’archive a correspondu en même temps  à sa multiplication, à sa prolifération. Ce déferlement de l’archive s’est effectué en deux temps qui se sont recoupés.

La multiplication des lieux

Dans un premier temps déjà évoqué auparavant, c’est dans le confinement des lieux consacrés que s’est manifesté l’expansion documentaire. Ce sont les archives qui sont débordées de l’intérieur, notamment dès lors qu’elles ne se limitent plus à leur vocation première, arkhontique (Derrida), d’enregistrer et de sauvegarder les actes du pouvoir.

En ouvrant les archives à de nouvelles catégories d’archives, archives privées, archives industrielles, etc. les archives changent de fonction et s’exposent elles-mêmes à des défis rapidement insurmontables. Aussi longtemps que les archives se préoccupent de conserver des fonds de papier, le prolongement des rayonnages suffit bon an mal à contenir les arrivées massives d’une documentation déferlante.

Passe encore la gestion des imprimés s’ils sont ceux de l’imprimerie nationale, mais dès lors que les archives «sont, comme le précise la loi de 1979, «l’ensemble des documents  quels que soient leur date, leur forme ou leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité », trois limites sont dépassées :

— la limite temporelle entre un document archaïque, ancien, et un document contemporain est gommée ;

— la limite formelle et matérielle sont également effacées, un document c’est aussi bien un rouleau, une feuille ou un registre, c’est aussi bien du parchemin, du papier, du marbre, du plastique, un cd ou un disque dur. (cf également Pomian, p. 164)

La conservation de documents transcrits sur des supports de plus en plus diversifiés et incompatibles dans leur matérialité et leur forme précisément pose de redoutables problèmes. La loi ne fixe aucune restriction à la définition du document, il n’est pas nécessairement trace écrite et imprimée, mais peut tout aussi bien être une ressource sonore et enregistrée ou encore visuelle. L’archive ne se réduit plus au texte. Aux archives l’historien n’est plus seulement un lecteur, il est également auditeur et spectateur.

Proliférantes archives

D’une certaine manière, la loi très extensive de  1979 préfigure déjà la dissolution du concept d’archive alors qu’elle avait vocation à asseoir sa fonction d’archives de la société.

De l’Etat à la société, le transfert ne s’est pas fait sans effet : les archives ont quitté le ministère de l’intérieur pour rejoindre la culture, elles se sont patrimonialisées et culturalisées.

Cependant la société résiste à cette mise en archive ou la prolonge hors les murs, c’est selon. La multiplication des lieux privés, le développement des archives orales, ou encore la prolifération des «archives personnelles», sont des manifestations de ces débordements de l’archive. Elle excède ses lieux traditionnels, les abandonne et foisonne dans des lieux multiples. L’archive s’ouvre à toutes les écritures ordinaires, correspondances, journaux intimes, mémoires, autobiographies, profuse encore dans le flot des entretiens et des confidences, saisi les pratiques ordinaires et les expériences quotidienne, s’empare de l’infra-ordinaire (Ph. Artières).

Curieux parcours d’ailleurs que celui de cette contre-source un temps auto-suffisante et depuis banalisée par son entrée en histoire. Et qui est devenue une source ordinaire à l’image des sources judiciaires.

L’archive est ainsi traversée par une tension nouvelle entre culture et gestion. Loin de se banaliser, l’archive, réinvestie d’une nouvelle symbolique  assume son statut de bien culturel, elle vaut moins par l’originalité de ses contenus que par son existence même, en tant que telle, en tant qu’objet, voire en tant qu’objet d’art. L’archive est devenue objet d’exposition, de document elle est redevenue monument, comme le souligne Ph. Artières.

D’autre part, et le phénomène a précédé la numérisation des archives, en tant que pratique, l’archivistique est devenue une science de la gestion, du records management, théorisée et mise en pratique déjà à partir des années 1960 aux Etats Unis notamment. Passage manqué en France et ailleurs, à un moment ou pourtant, un archiviste, Yves Perotin théorisait la notion des âges de l’archive : ouverture ou détour vers un autre concept archivistique. A l’ère du numérique, archiver, c’est désormais gérer les conditions techniques, économiques et politiques qui permettront d’assurer l’usage  d’une production exponentielle de données vouées à une obsolescence de plus en plus rapide et dont on ne maîtrise plus la durée : archiver c’est faire en d’autres termes de la gestion électronique de documents.

L’archive dissoute

La grande conversion numérique sera précisément le deuxième temps de ma réflexion sur l’éclatement des lieux de l’archive. Les bouleversements provoqués par la dématérialisation de l’archive ne sont pourtant pas inédits. Le premier tiers du XXe siècle avait déjà connu sa crise «documentaire» et nourri les passions de tous ordres pour le document et la documentation. Des photographes aux écrivains surréalistes, des bibliothécaires aux ethnologues, nombreuses sont les initiatives qui tentent de faire émerger un concept et une organisation de la documentation susceptible de gérer les masses documentaires de plus en plus considérables produites notamment par les industries ou les sciences. Mais la documentation échappe à l’archive, comme elle échappe à la bibliothèque, aujourd’hui toutefois, à l’ère de l’information et de la communication numérisée et généralisée, elle prend sa revanche.

Les dimensions de la révolution numérique sur les archives ne peuvent être contenues dans mes propos. J’insiste simplement sur trois aspects.

a) Document

La définition du document. La loi de 1979 définissait le document comme un sémiophore (Pomian) : signes inscrits, imprimés sur  un support.

Le document numérique pulvérise cette définition de deux  manières :

1) D’abord il déplace son centre de gravité,  du producteur  au lecteur. Lecteur qui, pour le lire, doit le recréer (souvent à son insu) à partir des données et des métadonnées qui le constituent. Il n’existe plus comme signe ou comme support mais comme structure (langage informatique), comme forme (ensemble des données organisées selon une structure stable), comme signe (texte, image ou son analysable) et enfin comme medium (trace des relations sociales reconstruites par les dispositifs informatiques).

2) En second lieu, le document en particulier le document hypertexte, est son propre fonds, il contient les liens avec d’autres documents de forme différente, et il contient également les différents médias sonores, visuels, qui le composent.

La confusion entretenue entre conversion numérique et production numérisée n’a pas facilité l’appréhension du concept nouveau d’archive ni celui de sa prolifération sur le net. Notre modernité ne produit plus des kilomètres de papiers qui encombrent des centres d'archives toujours trop à l'étroit, mais des teraoctets d'informations de toute nature qui circulent sur des réseaux et s’arrêtent parfois sur des serveurs. Structure complexe le document peut ainsi se retrouver lui-même dispersé en plusieurs morceaux sur le réseau informatique.

Mais comment comprendre le concept même d’archive du net ? Théoriquement, rien n’est effaçable qui a été inscrit sur le réseau, autrement dit le net est sa propre archive. Cependant, paradoxalement si tout est conservé ou sauvegardé sur le net, tout n’est pas archivé et ce qui l’est – ou doit l’être – ce sont moins les données elles-mêmes que les métadonnées et surtout la totalité des recherches et des parcours que chacun nous faisons sur la toile.

Ce qui est ainsi archivé ce n’est pas le fonds mais l’index des recherches, plus précisément l’agrégat des transactions entre les demandes de recherches et les sites webs visités qui créent une trace d’historicité ; l’archive se redéfinit, elle n’est plus passive, mais activée en permanence par son association à la navigation et à la recherche de l’instant. Mais surtout elle est une archive autre, non pas le site improbable de toutes les archives mais d’abord celui des «souvenirs d’une mémoire de l’identité numérique» (Douehi).

Archiver l’index n’est pas un geste de mise en archive, ou plutôt c’est un geste qui déplace la fonction de l’archive: c’est d’abord une volonté de conserver ce qui est essentiel aux yeux de l’univers numérique, c’est-à-dire les données qui permettent de mesurer les consommations numériques et d’affiner les stratégies commerciales. Dans cette perspective, sauvegarder n’est pas conserver de manière pérenne, c’est assurer les conditions de production de nouvelles données qui seront commercialisées.

Deux autres traits caractérisent les archives du net. D’une part, l’extraordinaire pauvreté des traces conservées de sa propre histoire et de l’histoire de l’informatique. D’autre part, le net est encombré d’archives «orphelines» produites en particulier par les changements incessants des logiciels et des formats, il est saturé de pages blanches, témoignages dérisoires de recherches inabouties, interrompues, tronquées. Produisant des quantités colossales de données, le net ne conservent finalement qu’une mémoire partielle, tronquée, fragmentaire et surtout fragile, menacée par les catastrophes électroniques. C’est aussi le concept même de l’archive qui s’en trouvera altéré.

b) Présentisme des archives, le temps du net

La conservation sur des serveurs des données du web introduit une nouvelle temporalité dans l’archive. Archiver, classiquement, signifiait un geste de mise à part, l’archive se constitue à partir de son enregistrement dans un centre de conservation. Cette mise à distance géographique est aussi une mise à distance temporelle.

Désormais, les serveurs contiennent les données et les conservent en permanence en les réactualisant aussi en permanence. L’archive numérique est présentiste, parce que toujours là, toujours virtuellement disponible, la conservation lui assure une sorte de survie bio-électronique, la sauvegarde lui assure sa régénération et son actualisation, seul l’archivage lui est fatal, car elle se trouve ainsi hors circuits abandonnée dans les cimetières informatiques rapidement obsolètes.

Que faut-il entendre par archiver sur le net, ou sur un système informatique ce qui revient presque au même aujourd’hui tant la connexion individuelle des ordinateurs s’est généralisée ? Les opérations numériques ne sont pas identiques entre conserver, sauvegarder ou archiver. Ce lexique colle curieusement d’ailleurs avec le vocabulaire patrimonial.

Conserver, c’est garder une copie d’un document dans sa dernière version. Tant que la mise à jour est effectuée, le document demeure utilisable.

Sauvegarder, est une opération plus subtile, car non seulement, le document est conservé mais les étapes successives de ses transformations le sont aussi.

Archiver: c’est conserver une version définitive et la figer. Elle est alors rapidement menacée d’être transformée en ruine électronique par l’obsolescence informatique.

Ces trois modalités de la conservation induisent des conceptions différentes du temps : s’y joue notamment deux catégories temporelles : actualisation qui inscrit les documents dans un fil de temps propre, c’est le temps de la sauvegarde incrémentielle notamment. L’autre catégorie est le temps de rétention : c’est-à-dire le temps pendant lequel les données sauvegardées sont conservées sans être altérées. Ainsi le temps de rétention définit le passage de la sauvegarde à l’archivage.

Je n’ai pas le temps de développer plus. Ce qui me préoccupe ici c’est de mettre en évidence d’une part la temporalité propre du net composé de temporalités spécifiques qui n’est pas encore une historicité, celles-ci ont des conséquences sur le document et l’archivage. D’autre part, l’ensemble du système fonctionne dans un éternel présentisme ou  plus exactement dans un présentisme maintenu. Les données sont toujours présentes, le net se transforme mais efface aussi les traces de ses transformations en se réactualisant en permanence.

Nous sommes ici dans une autre dimension de l’archive, dont le concept doit encore être défini, mais qui n’est plus celui de la trace, du témoignage, ni non plus du document, mais peut-être celui de l’empreinte ou de l’inscription. Ce sont pourtant les archives avec lesquelles les historiens devront composer et composent déjà.

c) Les archives totales, archives totalitaires…

Le dernier développement pourrait renouer avec certains de mes propos initiaux.

L’expérience d’autoarchivage de Gordon Bell a une double dimension naïve et totalitaire. L’idée de conserver des documents de tous les actes de la vie, de les produire à l’infini, autorisé aujourd’hui en apparence par la multiplication des technologies numériques n’est à dire vrai pas un acte d’archivage, mais une compilation, une création surtout, et une accumulation obsessionnelles de documents insignifiants parce que non discriminés, non sélectionnés, non hiérarchisés, enregistrés dans des mémoires électroniques.  Ici le fantasme n’est pas la mémoire, mais l’oubli. Ne rien oublier de sa vie en ne se souvenant de rien. On pense évidemment à la nouvelle de Borghes. Mais la mémoire inaltérable de Funès n’était qu’un tas d’ordures, et âgé de 19 ans, il était pourtant si vieux de toutes les mémoires du monde.

Mais on ne peut pas ne pas songer aussi aux possibilités de contrôle social et aux dérives totalitaires de telles utopies, naïves si elles n’étaient soutenues par des financements importants. 

L’archive totale n’est d’ailleurs pas un concept du net, mais un concept développé par des archivistes canadiens. Le concept qui a émergé dans les années 1970 n’est donc pas très récent et nullement marqué par la numérisation, mais par la complexification de la gestion des documents administratifs et de la multiplication des archives «non institutionnelles». Ici encore difficile de résumer le débat sur une notion comprise d’ailleurs très diversement mais qui attribue aux archives publiques la tâche de conserver tous les documents quelque soit le support, tous les medias, et la provenance, publique ou privée. Le concept a mis en évidence l’une des tensions majeures des archives contemporaines entre le record management, qui inscrit le document dans l’archive dès sa création, et une gestion historique des archives qui ne parvient plus à organiser la déferlement des supports, des provenances et des quantités.

Toutefois le concept d’archives totales se construit et se développe dans des directions nettement plus inquiétantes : l’accumulation de données bio-métriques de toute nature, l’accumulation à notre insu de données compilées par l’économie de l’information, l’enregistrement de nos mouvements et de nos positions en permanence par les gps insérés dans nos téléphones portables. Et tant d’autres opérations de grande envergure qui redéfinissent une nouvelle archive adéquate aux nouvelles formes du pouvoir. Rappel important aussi de la fonction première arkontique de l’archive.

Conclusion

L’impératif d’archive n’est pas seulement celui des victimes et des exclus pour lesquels s’imposent un devoir d’archive, il l’est aussi celui de consigner par la parole le geste et les mécanismes de l’oppression, de la terreur et de l’anéantissement. C’est un horizon pour l’instant indépassable de notre présent. C’est un impératif qui se pose à l’historien et qui redéfinit la relation entre l’historien et l’archiviste.

Par ailleurs, la conversion  numérique a bouleversé le régime documentaire qui a été le nôtre, même sous des formes différentes, depuis l’invention de l’imprimerie. L’archiviste a été l’un des pôles de ce régime documentaire qui a abouti à la création des systèmes d’archives qui ont prévalu depuis le XIXe siècle. Le nouveau régime numérique bouleverse l’ensemble des pratiques, des savoir-faire, des modes de communiquer et d’informer aujourd’hui, mais aussi de contrôler et de gouverner.

 Cependant la numéricité ne nous éloigne pas du temps des catastrophes qui sont celles de l’archive, vie éphémère des supports, incompatiblités des systèmes, insignifiance des données, impermance du net.

Une nouvelle tâche se dessine ainsi pour l’archiviste du temps présent.

Elle est triple.

D’abord, l’archiviste peut apporter une contribution décisive pour définir un nouveau concept de l’archive distinct du record management. Plus que l’enregistrement et le traitement systématique illusoire des masses documentaires, c’est l’évaluation et la sélection (appraisal) des documents que nous voulons transmettre au futures générations qui est l’enjeu. L’essentiel est ce que nous voulons transmettre, et pour cette tâche difficile mais passionnante, nous devons nous affranchir du présentisme qui est le nôtre, nous libérer de notre peur du futur qui nous conduit à ne rien vouloir détruire, alors que de toute manière les destructions volontaires ou involontaires sont massives. Les incertitudes du numérique ne nous protégerons finalement ni plus ni moins que l’apparente durabilité du papier des catastrophes archivistiques.

Une deuxième tâche consiste à élaborer de nouveaux instruments de recherche, de consultation, de lecture, de traitement des archives numériques ou numérisées, autorisant «une construction contextuelle, fondée sur des compétences et des pratiques numériques». Il faut songer à inventer un cyberarchiviste, qui ne sera pas nécessairement un avatar numérique mais qui pourrait l’être, pour assurer un accès et une consultation démocratique des archives affranchis de toute contrainte économique.

Une troisième tâche, qu’il devra partager avec d’autres, sera de proposer des instruments critiques qui pourront garantir l’exercice d’une vigilance citoyenne sur tout programme d’archives totales, individuelle, collective, ou hippocratique qui s’ouvre désormais comme un nouvel horizon de la maîtrise du monde.

Toutefois pour développer ces tâches nous devons revoir notre concept d’archive, accepter comme le suggérait Jacques Derrida « un grand remuement de notre archive conceptuelle», prendre très au sérieux aussi cette suggestion qui était la sienne d’envisager « L’archive comme une question de l’avenir.»

L’archivistique en ce sens pourrait se redéfinir comme un art de la mémoire et l’archiviste un nouveau mémorialiste de notre temps.

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